Pandémie démocratique : est-ce le retour de Machiavel ?
par Christian Staquet-Chibamb
Dans une précédente contribution, nous avons signalé des conflits d’intérêts qui concernent certains membres influents des agences et comités chargés de conseiller les gouvernements dans la gestion de la pandémie du covid-19. Ces personnes (par exemple en Belgique Michel Goldman et Lieven Annemans, en France Christian Chidiac, aux USA Moncef Slaoui) ont des liens avec les intérêts des producteurs de vaccins alors qu’en même temps elles influencent directement les gouvernements qui décident de l’achat des vaccins.
Ces conflits d’intérêts posent un problème politique fondamental que nous allons ici essayer d’expliquer et de comprendre. Pour ce faire nous utilisons la notion de « biopolitique » développée par le philosophe Michel Foucault (1926-1984). L’actualité de cette notion n’a jamais été aussi évidente qu’aujourd’hui et va encore s’accentuer.
« Biopolitique » signifie « une prise de pouvoir sur l’homme en tant qu’être vivant, une sorte d’étatisation du biologique » c’est-à-dire « une biorégulation par l’État de ce qui fait la vie même des populations prise sous l’angle économique, hygiène, santé, sexualité, etc. » () Les États disposent d’un pouvoir biopolitique qui varie en extension selon les tailles de leurs territoires et populations. Les producteurs de vaccins sont des protagonistes économiques qui disposent d’un pouvoir biotechnologique qui varie en extension selon leurs parts de marché. Ces pouvoirs biotechnologiques et biopolitiques varient aussi en intensité selon leurs capacités de contrôle, de transformation et de (re-)programmation du biologique. Par exemple, le génie génétique offre un pouvoir sur le biologique beaucoup plus radical que les techniques non génétiques. Les conflits d’intérêts que nous visons correspondraient donc à une fusion entre le pouvoir biotechnologique et le pouvoir biopolitique. Pour mieux comprendre cette fusion et le problème qu’elle pose, il faut repartir de cette hypothèse de Michel Foucault : « Les relations de pouvoir sont peut-être parmi les choses les plus cachées du corps social » ().
Un conflit d’intérêts ressemble partiellement à de la corruption parce qu’il s’agit dans les deux cas d’une fusion locale du pouvoir économique avec le pouvoir politique. Cette fusion ne pose surtout problème qu’à celles et ceux qui croient que le pouvoir doit s’améliorer qualitativement par son fractionnement démocratique. Dans la première véritable démocratie qui remonte à l’antiquité grecque, le dèmos (le mot grec pour « peuple ») monopolisait tous les pouvoirs de sorte que le fractionnement du pouvoir signifiait simplement que le démos était divisé en autant de milliers de citoyens qui le composaient directement sans représentants si bien que « le dèmos ne commandait personne, mais qu’il était seulement souverain de lui-même » (1). Dans les « démocraties » modernes, les citoyens ne sont pas directement souverains mais ils sont représentés et commandés par un parlement, un gouvernement, des juges et jurys des tribunaux de sorte que le fractionnement du pouvoir signifie la séparation entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire tandis que dans la démocratie antique « les Grecs ignoraient ce que les juristes appellent la séparation des pouvoirs » (2). Le fractionnement moderne du pouvoir suppose et implique encore une autre séparation plus profonde qui consiste en la « séparation fondamentale entre le pouvoir politique et le pouvoir économique » notamment au sens où cette séparation « a permis de sortir de la féodalité » (3). Ces séparations modernes du pouvoir (exécutif / législatif / judiciaire / économique) se renforcent mutuellement, elles ont été abolies ensemble dans le fascisme, dans le national-socialisme, dans le communisme (4). En résumé, la monopolisation du pouvoir est donc démocratique si le peuple est directement souverain, sinon elle est anti-démocratique. Toutefois, une troisième voie a été explicitée et défendue par le philosophe Nicolas Machiavel : la monopolisation dictatoriale du pouvoir en situation d’état d’urgence (catastrophe, guerre, épidémie, etc.) serait nécessaire pour sauvegarder l’ordre social et devrait ainsi être prévue à l’intérieur de la constitution démocratique.
Ces trois sortes de monopolisations du pouvoir (démocratie directe, anti-démocratie, état d’urgence) sont ainsi les seules à l’aune desquelles il est possible de situer les conflits d’intérêt qui concernent la gestion biopolitique du covid-19 puisque ceux-ci fusionnent le pouvoir économique et le pouvoir politique. Si nous pensons que le fractionnement démocratique du pouvoir doit cesser en cas d’état d’urgence, alors soit le conflit d’intérêt ne nous pose plus problème, soit il pose encore problème mais un peu différemment. En effet, le problème peut se poser autrement : Nicolas Machiavel ne pense pas seulement que le fractionnement du pouvoir doit cesser en cas d’état d’urgence mais il valorise aussi l’opportunisme et l’habilité de ceux qui ont pu acquérir, agrandir et pérenniser leur monopole du pouvoir en profitant des circonstances par coup de chance ou en forçant les circonstances par ruse (5). Le machiavélisme politique suggère ainsi d’utiliser rapidement le monopole dictatorial exceptionnel octroyé démocratiquement dans l’état d’urgence pour transformer ce monopole temporaire en monopole permanent, par exemple en prolongeant artificiellement l’état d’urgence et/ou en mettant en place des mesures (exécutives, législatives, juridiques, économiques) qui atrophient la démocratie et pérennisent le monopole du pouvoir au-delà de l’état d’urgence (6). Lorsque ce monopole du pouvoir est effectif, sa suprématie l’autorise donc à maintenir et à assumer son déphasage plus ou moins grand avec le cadre constitutionnel démocratique, légal et juridique qui ne cesse pourtant pas de réglementer le reste de la société. Cette coexistence entre un monopole du pouvoir effectif et un cadre constitutionnel démocratique impuissant et passif correspond à ce que Ernst Fraenkel appelle un « État duel » (7). Les conflits d’intérêts actuels que nous avons signalés concernent les membres des comités et agences d’experts qui conseillent et orientent les décisions du pouvoir exécutif ; or en Belgique comme en France et en Allemagne, sous prétexte d’état d’urgence l’exécutif monopolise actuellement tout le pouvoir politique de sorte que l’ensemble de cette situation est donc une fusion effective entre le pouvoir biopolitique de l’État et le pouvoir biotechnologique des firmes privée : « En réalité, le pouvoir ne se donne ni ne se prend, il s’exerce, et n’existe qu’en acte. » En raison de la crise du covid-19, l’abolition actuelle de la fragmentation du pouvoir dans ces pays permet d’affirmer que ce sont maintenant des « Etats duels » bien qu’ils puissent ne plus l’être dans un avenir proche ou lointain. En Belgique, de nombreux spécialistes du droit constitutionnel ont ainsi récemment publié un document dans lequel ils confirment et soulignent que les mesures biopolitiques actuelles sont en décalage par rapport aux fondements constitutionnels du pays parce qu’elles tendent à perdurer « au détriment de la constitution et de l’État constitutionnel démocratique. »
Notes:
(1) Alain Fouchard « Des « citoyens égaux » en Grèce ancienne», dans Dialogues d’histoire ancienne, vol. 12, 1986, p. 155.
(2) Claude Mossé, Les institutions grecques à l’époque classique, Paris : Armand Colin, 1999, p. 70.
(3) Olivier Beaud, « La multiplication des pouvoirs », dans Pouvoirs, vol. 143, n°4, 2012, pp. 47-59.
(4) Edgar Mass, « Montesquieu et la Loi fondamentale de la R.F.A. », dans Dix-huitième Siècle, n°21, 1989, pp. 163-177.
(5) Nicolas Machiavel, Discours, chapitre XIV et Le Prince, chapitres VI et VIII.
(6) Ernst Fraenkel, The dual State, New York : Oxford University Press, 1941, pp. 9-13.
(7) Ernst Fraenkel, The dual State, New York : Oxford University Press, 1941.